Espionnage: la passoire suisse

http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1997/hebdo_26/espionnage_26.html

             GRANDES OREILLES Les Américains ont pris une avance considérable dans le domaine de l'espionnage électronique.
             Certes, il est possible de contre-attaquer, mais à condition d'y mettre le prix.

             IAN HAMEL

             Abu Mazem, l'un des dirigeants de l'OLP, souffrait de douleurs dans les reins. En 1993, il commande un fauteuil
             orthopédique en France et, par la même occasion, une lampe. La centrale palestinienne est alors établie à Tunis. La
             police tunisienne, qui soupçonne la présence d'un espion des services secrets israéliens dans l'entourage d'Abu Mazem,
             décide d'intercepter le fauteuil et la lampe et de les désosser. Le premier contient un micro-émetteur. La seconde une
             puce électronique, baptisée «Smart Petrie». Chaque fois que la lampe s'allumait, la puce prenait une photographie à
             intervalles réguliers, et transmettait le cliché, via le courant électrique, vers un satellite à destination des services
             américains et israéliens! Même James Bond ne bénéficie pas de gadgets aussi sophistiqués. «Aujourd'hui, il n'y a même
             plus besoin de poser des micros dans une pièce. Les conversations peuvent être captées à partir des fenêtres grâce à
             la mesure électromagnétique des vibrations sur les vitres à l'aide d'un petit rayon invisible», souligne Fabrizio Calvi. Ce
             spécialiste de la mafia et des services secrets est l'auteur, avec Thierry Pfister, de «L'oeil de Washington» (1), un
             ouvrage qui raconte comment les Etats-Unis cherchent à espionner le monde entier grâce à un logiciel appelé Promis.

             En clair, Promis est un excellent logiciel, capable de mettre en relation et d'exploiter des bases de données disparates.
             Il a notamment été vendu à de très nombreuses polices. Seulement voilà, à l'intérieur de Promis, noyé dans un océan
             de micro-puces identiques, un microscopique mouchard informatique visite tranquillement votre ordinateur, et transmet
             toutes vos informations à la National Security Agency (NSA), petite soeur beaucoup moins connue, mais beaucoup
             plus puissante, de la CIA. Le plus grave, c'est que cette rocambolesque affaire ne sort pas d'un roman policier. «Les
             Américains visent trois axes bien précis: les services de renseignement, les milieux financiers et le nucléaire», constate
             Thierry Pfister, ancien journaliste au «Monde». Une version piégée de Promis a même été installée dans les ordinateurs
             de la Banque mondiale, selon Thierry Pfister. Tout récemment, Cabocomm, une entreprise danoise, a découvert que
             tous les logiciels de navigation sur Internet du géant Netscape présentent un «défaut» permettant aux personnes gérant
             un site de pénétrer sur le disque dur des internautes qui lui sont connectés.

             LA CRYPTOLOGIE POUR TOUS Bref, grâce à sa technologie de pointe, Washington peut à présent lire dans nos
             pensées. Ce ne serait donc même plus la peine de fermer nos portes à clé ou de nous affoler lorsqu'un «hacker» tente
             de pénétrer dans les ordinateurs de la task force, la cellule chargée de coordonner les initiatives prises par la Suisse sur
             la question des fonds en déshérence. «Le Congrès juif mondial dispose d'un très bon réseau d'informateurs. Je doute fort
             qu'il ait besoin de pirater notre réseau informatique pour rassembler les informations dont il a besoin», reconnaissait
             même Thomas Borer, le patron de la task force, au «Nouveau Quotidien», après la découverte du passage d'un pirate
             informatique au coeur de sa cellule de crise. Dans ces conditions, est-il bien raisonnable d'investir 100 millions de
             francs dans la sécurité informatique, comme l'a annoncé le Conseil fédéral la semaine dernière?

             Jacques Macherel, fondateur de Tercom, une société spécialisée dans la sécurité informatique installée dans la zone
             industrielle de Givisiez, près de Fribourg, ne pense nullement à se reconvertir. Bien au contraire. «Grâce à Internet, de
             plus en plus de gens ont pris conscience qu'il fallait se protéger», souligne-t-il. Car si les Américains ont fait
             d'immenses progrès dans l'art d'écouter leurs voisins, ils ont également progressé dans celui de s'abriter. Philip
             Zimmerman, le plus célèbre des cryptographes modernes, a ainsi mis au point un logiciel de cryptologie, appelé Pretty
             Good Privacy («plutôt bonne intimité»); aucun ordinateur au monde, même les fameux Cray de la National Security
             Agency américaine, n'est capable d'en venir à bout. Et son utilisation est d'une simplicité rare. En clair, il ne faut
             surtout pas baisser les bras. D'autant que la Suisse possède une solide culture en matière de cryptage. Deux de nos
             sociétés, Crypto AG et Greta Data System, ont même acquis des lettres de noblesse à l'étranger. Les produits de
             Crypto AG sont vendus dans pas moins de cent trente pays.

             100 MILLIONS POUR LA SÉCURITÉ En février dernier, ce sont des étudiants de l'Ecole polytechnique de Zurich qui
             ont remporté le plus difficile concours de cryptographie jamais organisé à l'échelle de la planète («L'Hebdo» du 20
             février 1997). Seulement voilà, si les entreprises suisses investissent en général davantage et plus rapidement que
             leurs concurrents étrangers dans la sécurité informatique - les banques utilisent des systèmes de protection de 128
             bits, alors que la plupart des sociétés américaines se contentent de 40 bits (2) -, les administrations, en revanche,
             tiquent toujours pour sauvegarder leurs informations. Certes, l'explication est d'abord financière. Henri Garin, directeur
             de l'Office fédéral de l'informatique, souligne que la sécurité informatique «devrait atteindre 10 à 15% du coût des
             applications informatiques». Or, elle dépasse rarement 4 à 5%. Jean Guisnel, spécialiste des questions de défense, et
             auteur de «Guerres dans le cyberespace» (3), constate qu'un PC protégé ne vaut pas moins de 40 000 francs. Et
             surtout, l'ordinateur se transforme en un bunker de bureau. «Une unité centrale prend des allures de char d'assaut, les
             câbles blindés deviennent énormes, les connexions sécurisées sont éléphantesques», explique-t-il.

             Toutefois, cette pénurie en matière de sécurité ne s'explique pas uniquement par une histoire de gros sous.
             Contrairement aux salariés des entreprises privées, les fonctionnaires n'ont pas encore forcément compris que nous
             vivons une guerre économique où tous les coups sont permis. En d'autres termes, un employé d'une banque, de
             l'industrie pharmaceutique ou de l'agro-alimentaire sait qu'un concurrent peut venir voler des informations confidentielles
             dans son bureau. Un collaborateur d'un département de l'économie publique ou des transports, pas forcément. «Les
             administrations de certains cantons refusent même de s'équiper, prétextant qu'elles seraient trop petites pour intéresser
             qui que ce soit!» constate un spécialiste d'informatique. De plus, la sécurité ne dépend pas seulement du matériel, mais
             aussi de l'organisation. Comme aime à le souligner Clusis, le Club de la sécurité suisse, à quoi bon enfermer son
             ordinateur dans un bunker si les employés cachent la clé sous le paillasson...

             LA NAIVETÉ SUISSE Travaillant dans l'urgence, souvent débordés, les 27 membres de la task force ne prennent guère
             de précaution avec leurs invités. S'absentant pour tirer des photocopies ou appelés par un autre collègue, il leur arrive
             de laisser des inconnus seuls dans leurs bureaux, regorgeant de documents sensibles, pendant de longues minutes.
             «Personne ne prend la précaution de vérifier l'identité des femmes de ménage. En Suisse, on n'imagine même pas qu'un
             employé mal payé puisse recevoir une grosse somme pour fouiller dans les tiroirs», constate un membre des services de
             contre-espionnage chargé de débusquer le pirate informatique de la task force. Bref, il ne faudra pas seulement
             approvisionner les administrations sensibles en matériel de sécurité, les fonctionnaires devront aussi être formés aux
             risques informatiques. Ainsi, l'Office fédéral de la statistique a failli connaître un incident grave l'année dernière: un
             fonctionnaire avait tout simplement donné son code d'accès à son fils pour lui permettre de réaliser une étude...
             Parfois, les mots de passe sont affichés à côté de l'écran de l'ordinateur. «La cryptologie n'est qu'un des aspects de la
             sécurité. 70% de la criminalité informatique vient de l'intérieur même des entreprises», aime à répéter Jacques Macherel,
             de Tercom.

             LES PORTABLES INTERDITS Alors, que va-t-il exactement se passer? Les 100 millions de francs - annoncés par le
             Conseil fédéral - qui seront consacrés à la sécurité informatique d'ici à 2002 ne tombent pas du ciel. L'étude réalisée
             par Henri Garin, patron de l'Office fédéral de l'informatique, a déjà été présentée en décembre dernier. Elle est sans
             concession, et souligne qu'il existe «des lacunes importantes un peu partout». En clair, ne pas rencontrer plus
             d'incidents relèverait tout simplement du «miracle». Depuis l'ordonnance sur la sécurité de 1991, chaque département et
             chaque office devait mener sa propre étude sur les risques. Cinq ans après, bon nombre d'entre eux ne l'avaient pas
             encore rédigée! Seulement voilà, en décembre dernier, Kaspar Villiger jugeait l'ardoise un peu salée. Les visites d'un
             pirate informatique dans les ordinateurs de la task force l'ont apparemment fait changer d'avis. Il va donc s'agir, d'une
             part, d'encrypter tous les départements et les services sensibles (des mesures techniques seront également mises en
             oeuvre dans le domaine de l'authentification et de l'enregistrement), et, d'autre part, de nommer partout des chefs de
             sécurité «opérationnels», capables de faire appliquer les directives. Au Département des affaires étrangères, il sera
             dorénavant interdit de téléphoner à l'ambassade de Suisse aux Etats-Unis avec un portable susceptible d'être écouté.
             La guerre est enfin déclarée contre les grandes oreilles étrangères. A titre de comparaison, les banques suisses
             conseillent depuis longtemps à leurs clients américains de se méfier du téléphone, d'utiliser plutôt une cabine que leur
             bureau pour les communications sensibles.

             Mais rassurons-nous, la Suisse n'est pas la seule à commettre des erreurs en matière de sécurité. La presse israélienne
             vient de révéler qu'un bouquiniste de Jaffa vendait au kilo des documents confidentiels sur les procédures d'urgence
             en cours dans les forces aériennes de Tsahal, et des manuels d'entraînement au pilotage de l'avion de combat Kfir. Les
             services israéliens, pourtant réputés pour leur efficacité, cherchent toujours l'origine de la fuite.
             I. H.

             (1) Chez Albin Michel. 358 p.
             (2) La résistance d'un chiffrement se mesure en bits. Un bit étant l'unité élémentaire d'information. Il ne prend que deux
             valeurs distinctes, 1 et 0.
             (3) Editions La Découverte. 233 p.